20 ans après l'explosion d'AZF, certaines victimes revivent encore "ces scènes d'apocalypse"

Vue du cratère provoqué par l'explosion de l'usine chimique AZF de Toulouse, le 26 octobre 2001 - ERIC CABANIS / AFP
Vue du cratère provoqué par l'explosion de l'usine chimique AZF de Toulouse, le 26 octobre 2001 - ERIC CABANIS / AFP

Vingt ans après, les sinistrés n'ont rien oublié de la déflagration. Il est 10h17, le 21 septembre 2001, quand un stock de 300 à 400 tonnes de nitrate d'ammonium explose dans l'usine AZF de Toulouse (Haute-Garonne). La détonation - équivalente à un séisme de magnitude 3,4 - est entendue à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville. 31 personnes meurent, des milliers d'autres sont blessées.

Pour les victimes, les séquelles s'inscrivent dans le durée. "18 mois après la catastrophe, 6,7 % des résidents de la zone proche du site ont déclaré un trouble auditif consécutif à l’explosion", écrit l'Institut de veille sanitaire en 2004.

Au-delà de ces répercussions physiques, l'organisme note à l'époque "le retentissement psychologique" du drame, avec "des prévalences de stress post-traumatique ou de symptômes dépressifs élevées chez les élèves, les travailleurs et les habitants de la zone la plus proche de l’explosion".

"20 ans plus tard je traite encore des dossiers de gens qui sont en aggravation psychologique ou ORL", affirme Pauline Miranda, présidente de l'Association des sinistrés du 21 septembre 2001, à BFMTV.com. Elle évoque des cas de personnes dépressives, angoissées, qui vont "toujours très mal" aujourd'hui.

"Je me suis dit qu'on allait tous mourir"

Elle-même circulait dans sa voiture, à 200 mètres de l'usine AZF, le jour de l'explosion. Le souffle l'a projetée. "J'ai vu exploser le collège, l'école, et ce jour-là, j'ai perdu complètement l'audition de mon oreille gauche, et quasiment totalement celle de mon oreille droite", raconte-t-elle.

Manu Benitah avait 20 ans à l'époque. Il était lui aussi à côté d'AZF, dans une voiture avec sa mère et son petit frère de trois ans, au moment de la détonation. "On a entendu un premier boum, j'ai d'abord cru que c'était le camion devant nous qui nous était rentré dedans", se souvient-il.

Il découvre ensuite la situation en s'extrayant de la voiture: "Il y avait des cailloux qui tombaient de l'usine, du pont, ça explosait de partout." Il aide sa mère et son petit frère à sortir à leur tour du véhicule. "Ils étaient en sang. Je me suis dit qu'on allait tous mourir."

Manu Benitah conduit sa famille chez ses grands-parents, qui habitent à proximité, et se dirige ensuite vers l'école primaire pour tenter d'aider les enfants. Il se souvient d'avoir vu un professeur portant plusieurs élèves dans ses bras - "Certains saignaient, tout le monde avait l'air complètement perdu, hébété". Dans les rues, des gens sont couchés par terre. "Je ne sais pas s'ils étaient morts ou non", explique-t-il aujourd'hui.

Jacques Mignard travaillait lui dans l'usine AZF ce matin-là. Il raconte avoir quitté son bureau, qui se trouvait à une dizaine de mètres de l'entrepôt qui a explosé, quelques minutes avant le drame. "Quand j'y suis retourné tout était détruit, le plafond était effondré", et certains de ses collègues présents dans la pièce au moment de la déflagration, n'ont pas survécu, explique le président de l'association "AZF, mémoire et solidarité".

"On essaye d'oublier, mais on n'oubliera jamais"

Ces images de désastre, même des années après, les victimes ne les oublient pas. "Que ce soit dans 20, 30 ou 40 ans, jusqu'à la fin de ma vie, dès que je fermerai les yeux, je reverrai ces scènes d'apocalypse", déclare ainsi Pauline Miranda.

"Je sens un incendie de très loin", raconte à La Dépêche Michèle Darchicourt, également victime de l'explosion. Aujourd'hui, elle ne supporte plus le bruit du tonnerre ou la vue d’un ciel qui jaunit, "à certains moments, je ne vois plus les couleurs de la vie".

Les victimes peuvent "revivre par les sens le drame, que ce soit via des odeurs, un son, une image, des sensations physiques, qui leur rappellent ce moment", explique à BFMTV.com Armelle Vautrot, psychanalyste spécialisée dans le traumatisme et doctorante chercheuse au CNRS. En thérapie "on travaille à désactiver cela, mais de toute façon, il faut apprendre à vivre avec le trauma une fois qu'il est là".

Pauline Miranda raconte également comment l'explosion dans Beyrouth en août 2020 a "réveillé de vieilles blessures" chez elle. L'explosion, là aussi provoquée par du nitrate d'ammonium, a fait une centaine de morts. "Chaque fois, il y a de la compassion. C'est terrible pour les Libanais quand on se souvient de ce qu'on a vécu", déclarait alors sur BFMTV Claudine Molin, membre de l'association toulousaine "Plus jamais ça ni ici ni ailleurs".

Après la catastrophe, chacun a tout de même tenté de retrouver un semblant de vie normale. Mais "tous les jours on y pense, on essaye d'oublier, mais on n'oubliera jamais, alors j'essaye de ne pas en parler tous les jours", explique Manu Benitah. "J'essaye parfois de prendre le sujet à la rigolade. J'ai 40 ans, deux enfants, je ne veux pas rester sur AZF toute ma vie". Après l'explosion, lui a été victime d'acouphènes et fait des otites à répétition, mais "on vit comme ça, il y en a qui sont morts", relativise-t-il.

"Le principe de base avec le trauma, c'est que c'est une rencontre avec la mort, et pas forcément la vôtre, avec la possibilité de la mort", explique Armelle Vautrot. C'est "difficile pour les gens qui s'en sortent, certains ne se sentent pas légitimes à être victime, il y a parfois une certaine culpabilité à avoir survécu", souligne-t-elle.

"Qui est coupable?"

De plus, "contrairement à des attentats, dans les catastrophes naturelles ou technologiques, il n'y a pas d'intentionnalité". "C'est donc plus compliqué à gérer pour les victimes, qui est coupable?", souligne Armelle Vautrot. "Ensuite c'est plus difficile pour la construction."

En 2017, après trois procès, l'ancien directeur du site, Serge Biechlin, a été condamné à 15 mois de prison avec sursis et 10.000 euros d'amende. Lui et la société Grande paroisse, filiale du groupe pétrolier Total, ont été reconnus coupables d'homicides involontaires et de blessures involontaires. La justice a estimé qu'ils avaient fait preuve de "négligences" et de "fautes caractérisées", et l'entreprise a écopé d'une amende de 225.000 euros.

Jacques Mignard a traversé le drame en participant de manière très active au procès, en s'engageant avec ses collègues de travail, victimes eux-aussi. "On est écrasé par l'événement, c'est quelque chose dont on a du mal à se sortir, quelque chose que nous seuls pouvons comprendre", explique-t-il.

"Je ne pouvais plus repasser dans ces rues"

Pour Pauline Miranda, le choc de cette journée a été si violent qu'elle a dû quitter la métropole. "J'ai été cinq ans sous antidépresseurs, je ne pouvais plus repasser dans ces rues où j'avais vu l'horreur. J'ai été dans un état... Ça a été terrible." "Au bout de cinq ans on a dû déménager" pour vivre en dehors de Toulouse, déclare-t-elle.

À l'approche de la date anniversaire des 20 ans de l'explosion, elle confie que pour elle "ce n'est pas évident, tous les anniversaires sont difficiles". Elle explique avoir du mal à dormir et être angoissée. "À chaque fois cela remue des choses, pour nous, victimes, ce n'est pas facile."

Manu Benitah travaille lui toujours à Toulouse. Il passe tous les jours devant l'ancien emplacement de l'usine. "Cela fait quelque chose", déclare-t-il, ajoutant qu'il aimerait "remettre de la vie dans ce lieu, ne pas le laisser nu, mais en faire quelque chose de vivant."

Sur place, un premier mémorial a déjà été installé. Doit être dévoilé ce mardi un parcours mémoriel comprenant, comme l'a annoncé la mairie de Toulouse, "neuf pupitres retraçant l'histoire de l'usine, son passé industriel de 1924 à nos jours, la catastrophe elle-même, puis l'après-catastrophe, les procès et le renouveau du site."

Article original publié sur BFMTV.com