Blocus à Sciences Po : qu’est-ce que le keffieh, symbole de la lutte palestinienne porté par les étudiants à Paris et aux États-Unis ?

Emblème du nationalisme palestinien depuis près d’un siècle, ce vêtement traditionnel du Moyen-Orient a fait son retour sur les bancs de Sciences Po Paris, lors d’un sit-in étudiant.

Autrefois foulard pratique pour les Bédouins, le keffieh, aujourd'hui repris par les étudiants de Sciences Po, est devenu un symbole de résistance politique dans les années 1930. (Photo Dimitar DILKOFF / AFP)
Autrefois foulard pratique pour les Bédouins, le keffieh, aujourd'hui repris par les étudiants de Sciences Po, est devenu un symbole de résistance politique dans les années 1930. (Photo Dimitar DILKOFF / AFP)

Depuis plusieurs jours, plus d’une centaine d’étudiants de Sciences Po Paris manifestent leur soutien à la Palestine lors de sits-in à l’américaine, dans les halls de leur campus. Si les étudiants brandissent des drapeaux palestiniens, on peut aussi en voir certains arborer à leur cou des keffieh.

S’ils portent le traditionnel foulard palestinien, c’est d’abord parce qu’il est un symbole fort de la cause palestinienne depuis des décennies, et fait son grand retour depuis le résurgence du conflit israélo-palestinien après les massacres du 7 octobre.

Avant eux, des étudiants américains l’ont porté pour défendre le peuple palestinien, lors de sits-in de grande ampleur organisés depuis plusieurs semaines devant les universités de Columbia et le MIT, entre autres. Plusieurs manifestations se sont transformées en campements où la police a fini par intervenir, comme à Sciences Po Paris ce jeudi 25 avril. Lors de ces démonstrations de soutien étudiantes, le keffieh y est redevenu une image forte, celle d’un vêtement traditionnel arabe, porté à l’origine pour protéger le visage et marquer l’identité des bédouins nomades et des agriculteurs de diverses régions du Moyen-Orient il y a plusieurs siècles.

Si ses origines ne sont pas toujours simples à retracer mais sont attestées au 19ème siècle, le keffieh est d’abord né comme une coiffure masculine qui permet de "distinguer les communautés nomades ou bédouines des villageois et des citadins", raconte Wafa Ghnaim, conservatrice du Musée du peuple palestinien de Washington, à Vox. En plus d’informer sur le statut social, il protège des intempéries, des tempêtes de poussière et du soleil.

L’année 1936 marque un premier tournant dans son utilisation, qui devient politique. Pendant quatre ans, les Palestiniens se soulèvent contre l’occupation britannique et revêtent le keffieh comme uniforme pour réclamer leur indépendance. Sa couleur prend un sens : il doit être noir et blanc, quelle que soit la classe sociale de celui qui le porte. Dans la Jordanie voisine, il est rouge et blanc, rappelle Le Monde. Quant au keffieh vert et blanc, il deviendra plus tard le symbole du Hamas.

L'ex-leader palestinien Yasser Arafat ajuste son keffieh, lors d'un meeting à Ramallah en 2004 (Photo by JAMAL ARURI / AFP)
L'ex-leader palestinien Yasser Arafat ajuste son keffieh, lors d'un meeting à Ramallah en 2004 (Photo by JAMAL ARURI / AFP)

Dans les années 1960, la version noire et blanche est à nouveau portée par Yasser Arafat, lorsqu’il fonde le Fatah, son mouvement de libération de la Palestine. Il assied la popularité du keffieh comme symbole des militants palestiniens en se rendant à l’ONU, vêtu du foulard bicolore, en 1974. Les rares Occidentaux qui le portent à cette époque, comme Nelson Mandela ou Fidel Castro, le font pour manifester leur soutien au peuple palestinien.

Au début des années 1990, le vêtement revêt toujours un aspect politique et pratique - il "atténue l’impact des gaz lacrymogènes" détaille Le Monde - pour les manifestants qui défient l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza. Bien qu’il soit parfois associé négativement au terrorisme depuis son port par Yasser Arafat, le keffieh attire alors de plus en plus l’attention internationale, qui y verra alors d’autres qualités.

À l'aube du 21ème siècle, ce sont les designers qui s’emparent du foulard palestinien, au point qu’il est porté dans les cours de lycée occidentales ou que Carrie Bradshaw en reprend le motif dans un épisode de Sex & the City. Le keffieh devient un vrai accessoire de mode, exposé par Balenciaga ou Isabel Marrant, ou autour du cou de nombreuses stars rappelle le Guardian.

Mais les critiques montent contre cette appropriation culturelle et plusieurs marquent finissent par retirer le vêtement de leurs magasins. C’est le cas de Urban Outfitters, en 2007, dont les keffiehs multicolores d’abord présentés comme des "foulards anti-guerre" sont finalement retirés en raison de la "nature sensible de ce produit", rappelle le New York Times. En 2021, c’est Louis Vuitton qui fait l’objet d’accusations sur les réseaux sociaux après avoir commercialisé une "étole keffieh" aux couleurs d'Israël à 705 dollars.

Sa fugace intervention dans le monde de la mode, dès les années 2000, engendre une surproduction du keffieh, notamment en Chine. Au point qu’aujourd’hui, il ne reste plus qu’une usine traditionnelle de tissage de ce foulard en Palestine, celle la famille Hirbawi, à Hébron, depuis 1961.

"Après la deuxième Intifada [en 2000], l’afflux de Kufiyas produits en masse a considérablement sapé le marché des Kufiyas authentiques fabriqués localement. Il est devenu de plus en plus difficile de rivaliser avec les bas prix des contrefaçons importées, même si nos Kufiyas sont de bien meilleure qualité et revêtent une profonde signification culturelle" - Nael Alqassis, PDG d'Hirbawi, au Guardian en 2023.

Un problème qui risque de s’intensifier avec l’éclatement des manifestations propalestiniennes ces derniers mois, qui ont remis le keffieh sur le devant de la scène politique. La recrudescence des achats a déjà eu des conséquences néfastes.

Depuis fin 2023, plusieurs sites de shopping ont été épinglés pour avoir véhiculé de fausses publicités pour de "vrais keffiehs palestiniens" sur Facebook. Jacques Neno, l’un des quelques vendeurs français qui importent les foulards de l’entreprise palestinienne Hirbawi, explique être en "rupture de stock". "L’approvisionnement est rendu compliqué par la guerre et la demande qui a explosé, explique le commerçant de Villeurbanne (Rhône) à l’Express. Le made in China (…) est moins cher et plus facile à trouver".