Ces Français juifs de gauche se sentent trahis et abandonnés par leur famille politique

Ils sont Français, juifs, appartiennent à la gauche radicale : depuis les 7 octobre, ils se sentent trahis et abandonnés par leur camp politique. Un ressenti sur lequel ils alertent depuis déjà longtemps.

Les Français juifs de gauche interrogés parlent de leur sentiment de solitude et d’abandon au sein de leur camp politique.
THOMAS SAMSON / AFP Les Français juifs de gauche interrogés parlent de leur sentiment de solitude et d’abandon au sein de leur camp politique.

ANTISÉMITISME - « Je ne me sens plus à ma place. » Eva*, 39 ans, milite au sein de la gauche radicale et d’un collectif juif féministe intersectionnel depuis plusieurs années. Depuis le 7 octobre, cette Française juive séfarade a « l’impression que quelque chose de fondamental a changé » en elle. « J’ai fermé les réseaux, raconte-t-elle, parce que j’ai vu des trucs qui me heurtent au plus profond de moi et qui remettent même en cause mon militantisme et mon envie de travailler avec des groupes de la gauche intersectionnelle et radicale. »

Eva n’est pas la seule parmi les Français juifs de gauche à se sentir perdu ces dernières semaines. Le HuffPost a recueilli le témoignage de cinq d’entre eux, qui s’identifient avec la gauche radicale. Tous parlent de leur sentiment de solitude et d’abandon et de l’impression d’avoir atteint un « point de non-retour » avec leur camp politique.

« Un sentiment de trahison et de stupéfaction »

Plusieurs d’entre eux citent notamment les réactions de certains mouvements de gauche aux attaques du 7 octobre pour expliquer ce ressenti. Anne a un temps milité pour le parti Génération.s, elle est proche d’une section du PC dans sa ville de Seine-Saint-Denis et adhère « aux combats portés par une gauche féministe, anticapitaliste, antiraciste ». Celle qui s’est souvent reconnue dans les prises de position du NPA, n’a d’abord « pas cru » au communiqué diffusé par le Nouveau parti anticapitaliste le 7 octobre, qui qualifiait les attaques du Hamas de « résistance ».

« Je me suis dit que c’était impossible, se souvient-elle. Comment est-ce que les mecs peuvent légitimer un truc comme ça, en fait ? Ils l’applaudissent même. » D’autres publications sur des comptes Instagram de gauche comme Contre attaque (153 000 abonnés) ou Cerveaux non disponibles (306 000 abonnés), qui parlaient « d’offensive anticolonialiste » ou justifiaient les attaques en évoquant la violence nécessaire d’une décolonisation, l’ont aussi choquée. « Je ne crois pas que ça fasse de moi une grosse sioniste anti-palestinienne de vouloir qu’on reconnaisse que ce qu’il s’est passé n’est pas acceptable », estime Anne.

Même son de cloche du côté d’Esther, 25 ans, qui, jusqu’à récemment, se sentait « proche du NPA ». « Le premier truc que j’ai ressenti par rapport à mon milieu politique, c’était vraiment un sentiment de trahison et de stupéfaction », explique la doctorante en Histoire.

« La dernière étape d’un phénomène qui court depuis 20 ans »

Les ambiguïtés du discours de plusieurs leaders de la LFI sur la qualification des attaques et du Hamas, et certains mots d’ordre des manifestations pro-palestiniennes depuis sont aussi cités dans les témoignages.

Dessinateur de BD, Volia Vizeltzer (son nom de plume) milite au sein du collectif Juif.ves Révolutionnaires. « Notre credo, c’est de dire qu’on lutte contre l’antisémitisme dans les milieux de gauche et qu’on lutte contre la droitisation dans les milieux juifs », explique-t-il.

« Ce qui se passe à Gaza est horrible et on est absolument contre, poursuit-il. Mais dans les manifestations qui sont appelées à gauche, il manque un mot d’ordre : celui de la libération des otages. On va me dire que je chipote, mais je ne trouve pas ça si compliqué pour la gauche de mettre deux mots d’ordre. Surtout que les juifs de gauche ne sont déjà pas rassurés »

Tous le soulignent, ces dernières semaines exacerbent des ressentis présents depuis déjà longtemps. Enzo* vient d’une famille juive, à gauche depuis des générations. « Je suis né de gauche, j’ai toujours été de gauche », explique celui qui se considère comme « plus à gauche que la France insoumise » sur les idées, mais explique être « incapable », en raison de sa judéité, de voter pour le parti de Jean-Luc Mélenchon. « C’est tout le paradoxe depuis plusieurs années maintenant », estime-t-il. Pour lui, ces dernières semaines, « il n’y a eu aucune surprise, même si c’est toujours violent. Je pense que c’est vraiment la dernière étape d’un phénomène qui court depuis 20 ans. »

Des dérapages, mais aucune remise en question

Il retrace sa première rupture avec la gauche radicale à la tuerie de l’école juive Ozar Hatorah, à Toulouse, en 2012. À l’époque, Jean-Luc Mélenchon, en pleine présidentielle, refuse d’interrompre sa campagne. « Il a considéré l’événement comme un fait divers et réduit Mohammed Merah à “un fou furieux”. Ce qu’il a dit en faisant ça, c’est que l’antisémitisme n’existe pas. »

Viendront ensuite plusieurs dérapages reprochés à Jean-Luc Mélenchon. Comme lorsque le leader de la LFI ravive le mythe du peuple déicide en affirmant, en 2020, « je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais qui l’y a mis, paraît-il ce sont ses propres compatriotes ». Ou lorsqu’il sous-entend en 2021 que les attentats de Toulouse faisaient partie d’événements écrits « d’avance » pour « pointer du doigt les musulmans » en période électorale. Ou, encore, lorsqu’il déclare au sujet d’Eric Zemmour, la même année, que ce dernier « reproduit beaucoup de scénarios culturels : “on ne change rien, on ne bouge pas, la créolisation mon dieu quelle horreur” » des « traditions », selon lui « beaucoup liées au judaïsme ».

À chaque dérapage, des militants juifs de la gauche radical ont tenté d’alerter. « Sur Twitter, on leur a dit “attention, il faudrait peut-être réfléchir un peu à cet angle mort qui est en train de devenir assez béant à gauche”, se souvient Esther. Et la réponse, que ce soit des cadres de LFI, comme des gens qui les suivent, c’était “circulez, y’a rien à voir, on n’a pas de problème avec l’antisémitisme et de toute façon vous voyez de l’antisémitisme partout”. »

Une absence de remise en question de la part de gauche que tous soulignent. Volia Vizeltzer s’émerveille même du « manque d’humilité de la gauche pour considérer qu’elle a résolu un problème, l’antisémitisme, qui existe depuis plus ou moins 2 000 ans ».

« Il y a cette idée qu’on n’est pas une minorité véritablement opprimée »

S’ajoute à ça la défaillance de la gauche radicale à prendre en compte le ressenti des juifs de France. « Il y a à la fois une incompréhension et un aveuglement total sur la réalité de la vie juive, la réalité des dangers auxquels les juifs sont confrontés depuis 20 ans, estime Enzo. Mais le fond du fond, c’est qu’ils s’en foutent de ce qui arrive aux juifs en fait. »

Anne a pu observer cette absence de prise en compte dans ses activités militantes. « Quand je fais des commentaires auprès de mes camarades, au sens large, de gauche sur le ressenti des juifs, c’est nié, raconte Anne. On me dit “non, c’est pas de l’antisémitisme”. Donc, on passe notre temps dans les mouvements de gauche à dire qu’il faut écouter la parole des femmes et des minorités. En revanche, quand ce sont des juifs qui disent qu’il y a de l’antisémitisme, on n’entend pas. »

Au cœur de ce mépris, pour Eva, se trouvent certains clichés antisémites. « Malgré l’oppression à travers l’histoire, il y a toujours cette idée que le juif est privilégié, que le juif est dominant. C’est ça qui reste encore aujourd’hui, c’est pour ça qu’on est rejetés de certains cercles à gauche, parce qu’il y a cette idée qu’on n’est pas une minorité véritablement opprimée. »

« Si on parle de tout ça, c’est parce qu’on y tient à la gauche »

Des défaillances qui laissent le champ libre à la droite et même à l’extrême droite pour se positionner sur la question de la lutte contre l’antisémitisme. « J’ai l’impression qu’on est vraiment entre le marteau et l’enclume, résume Esther. Et ça fait quand même un bout de temps qu’on est dans cette position-là. Entre une gauche qui vaguement pleure sur la mémoire de la Shoah, mais qui ne veut pas voir le problème d’antisémitisme aujourd’hui en France. Et une droite qui s’approprie la lutte contre l’antisémitisme pour alimenter son agenda raciste et islamophobe. Et nous, on est là au milieu. »

« Au milieu », les juifs de gauche interrogés se sentent souvent très seuls et ont le sentiment que leur voix n’est pas entendue. « On fait souvent la remarque aux juifs, “ah vous vous mettez au centre de tout”. On ne se met pas au centre de tout, on a juste besoin d’avoir une place, conclut Volia Vizeltzer. On ne peut pas rester dans la gauche si l’antisémitisme y est permis. Et si on parle de tout ça, c’est parce qu’on y tient à la gauche, parce qu’on veut militer dedans. »

*Les prénoms ont été modifiés.

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