Invisible, mais de plus en plus concrète, le paradoxe de la pollution numérique

Un geste innocent, et pourtant polluant (Photo : Getty Images)

Devenu en quelques années une habitude pour des centaines de millions de personnes, l'usage des outils numériques génère une importante pollution à plusieurs niveaux, bien souvent ignorée des utilisateurs eux-mêmes.

Consulter une page internet, regarder, puis partager une vidéo, échanger des messages privés par SMS ou par une application dédiée... Autant de gestes en apparence anodins, insignifiants et sans conséquences, qui ne nécessitent ni effort, ni débauche d'énergie. La réalité des faits se situe cependant à l'exact opposé de ce présupposé.

Des infrastructures et une consommation de ressources tout sauf virtuelles

Toutes ces actions communément qualifiées de dématérialisées reposent en effet sur des infrastructures bien réelles et sur une consommation de ressources elle aussi particulièrement tangible. Pour accéder à ce monde "virtuel", il est ainsi indispensable de se munir d'un appareil faisant office d'interface (téléphone, ordinateur, tablette...), dont la fabrication même requiert une importante quantité de ressources (métaux, eau) et d'énergie.

Utiliser ces interfaces revient ensuite à consommer davantage d'énergie, mais aussi et surtout à échanger des flux de données, qui, bien que "dématérialisées", doivent tout de même être "transportées, stockées, traitées dans de vastes infrastructures consommatrices de ressources et d’énergie", comme l'expliquait le journaliste Guillaume Pitron dans un article paru en octobre dans Le Monde Diplomatique. Connues sous le nom de data centers, ces infrastructures constituent à n'en pas douter la partie immergée de l'iceberg de la pollution numérique.

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"Comment lutter contre un danger qu'on ne voit pas ?"

Pour autant, c'est bien le phénomène dans son ensemble qui est méconnu et sous-estimé par les principaux concernés : les centaines de millions de personnes qui utilisent chaque jour ces technologies de télécommunication. À l'heure où le réchauffement climatique et la crise environnementale mettent en évidence l'impact néfaste d'un nombre considérable d'activités humaines et appellent un changement de pratiques, la pollution numérique semble ainsi échapper à cette remise en question.

"Un pot d'échappement, avec de l'essence ou du diesel qui en sort sous forme de gaz, tout le monde associe cette image à de la pollution parce que nos sens y sont exposés : on la voit, on peut la respirer, et même la sentir, illustre Guillaume Pitron, interrogé par Yahoo Actu. Là, on parle au contraire d'un nouveau chapitre de la pollution humaine, d'une nouvelle forme de pollution complètement différente, impalpable, inodore, invisible. C'est hyper pernicieux, comment lutter contre un danger qu'on ne voit pas ?"

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L'un des principaux facteurs d'aggravation de la crise environnementale

Pour répondre à ce dilemme, une première étape, à laquelle s'est attelé le journaliste dans son ouvrage L'Enfer numérique paru en septembre 2021, est de proposer des mesures précises de cette nouvelle pollution. Les études sur le sujet se sont multipliées ces dernières années, notamment en France avec les travaux du think tank The Shift Project ou encore ceux présentés par la plate-forme greenIT.fr.

Le constat dressé par ces différentes recherches est édifiant : la pollution numérique représente d'ores et déjà l'un des principaux facteurs d'aggravation, en progression constante, de la crise environnementale. À l'heure actuelle, le secteur est ainsi responsable de 4% des émissions annuelles de gaz à effet de serre d'origine humaine, soit une fois et demi le poids du secteur aérien, selon un article de l'agence de communication Grizzlead publié en juin 2021.

Envoyer 20 mails par jour pollue autant que que parcourir 100 km en voiture

D'autres rapports de forces plus précis, mais non moins saisissants, sont exposés dans ce dernier article. On apprend par exemple qu'il faut "80 fois plus d’énergie pour produire un gramme de smartphone qu’un gramme de voiture", mais aussi que "7 à 10% de l’électricité mondiale serait consommée par Internet seul", sachant que "l’intensité énergétique de l’industrie numérique augmente en moyenne de 4 % par an". On peut enfin noter qu'envoyer "20 mails par jour pollue autant que que parcourir 100 km en voiture"....

Avec de tels chiffres en tête, il est impossible de considérer la pollution numérique comme un non- sujet. Le problème est d'ailleurs d'autant plus épineux que les technologies de télécommunication constituent aujourd'hui un support vital de notre société. "On a vu en mars 2020 que le numérique a sauvé nos économies et nous a permis de conserver une vie sociale en temps de pandémie, rappelle Guillaume Pitron. C'est un outil extraordinaire et un allié majeur de la résilience de notre système. Il est donc indispensable et la question qu'il faut se poser est celle de la juste mesure entre la pollution qu'elle produit et les bienfaits qu'elle génère."

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Le débat sur les usages du numérique s'impose

"Le problème, poursuit le journaliste, c'est qu'on considère souvent que la technologie doit être prise dans son ensemble, comme un tout. Elle est là, elle est donnée, on en fait à peu près ce qu'on en veut et c'est le marché qui décidera. Or ces technologies doivent s'accompagner d'une éducation citoyenne. On doit pouvoir comparer, en tant que citoyens et non en tant que consommateurs, les différents usages possibles et ce qu'ils nous apportent. C'est une question difficile à trancher, un débat politique, mais je pense qu'on ne peut pas y échapper et que nous devons, collectivement et globalement, apprécier quels usages d'internet et du numérique nous devons privilégier."

A commencer par ceux que nous avons déjà adoptés comme des gestes du quotidien, en interrogeant leur poids réel en termes de consommation de ressources et de pollution. En la matière, l'analyse froide des outils de mesure disponibles conduit à des résultats surprenants. Qui se serait douté, par exemple, qu'envoyer un SMS requiert en définitive trois fois plus de ressources qu'une minute d'appel téléphonique, comme l'avance Guillaume Pitron dans son ouvrage, en se basant sur une étude de l'institut de Wuppertal ? A n'en pas douter, il nous reste encore beaucoup à apprendre pour parvenir à une maîtrise optimale des outils numériques.

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